La loi instaurant le Parquet européen, un bousculement de la procédure pénale française ?
La rédaction du Master DPIA est fière d’annoncer son retour !
Le premier article de cette renaissance éditoriale sera consacré au Parquet européen, dont les travaux ont commencé en ce mois de mars 2021 et pour lequel la Loi du 24 décembre 2020 a apporté les précisions nécessaires à sa mise en œuvre dans notre Droit conformément au Règlement 2017/1939 de l’Union européenne.
Cette loi a également apporté des précisions en matière de Droit pénal environnemental et de justice pénale spécialisée, que nous ne ferons ici qu’évoquer, mais surtout, celle-ci a aussi permis de ratifier l’ordonnance transposant la directive « PIF » 2017/1371 modifiant certaines infractions qui fondent la compétence du parquet européen.
Remettons rapidement les choses dans leur contexte :
Le Parquet européen a été créé par le règlement (UE) 2017/1939 du 12 octobre 2017. Mais c’est en réalité vingt ans auparavant qu’on trouve son origine. En effet, l’idée de doter l’Union européenne d’un organe chargé de protéger ses intérêts financiers est née en 1997, sous l’influence de la Commission européenne. On retrouve ainsi les prémices d’un tel organe dans la première version du Corpus juris, étude commandée par cette dernière et qui a été menée sous la direction de Mireille Delmas-Marty.
Cette idée a finalement vu le jour avec l’adoption du Règlement par vingt États membres de l’Union (aujourd’hui vingt-deux). Il crée un parquet unique ayant pour compétence territoriale l’ensemble des territoires de ces Etats et étant chargé de la lutte contre la grande criminalité transfrontière portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union. Il est composé de deux niveaux. Un premier niveau stratégique centralisé et d’un second niveau opérationnel et décentralisé que composent les procureurs européens délégués¹.
La France a récemment fait application de ce règlement dans le Code de procédure pénale, aux articles 696-113 à 696-132, par la loi du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée. Cette loi a vocation à définir l’articulation globale entre ce nouveau parquet européen et la procédure pénale française.
Nous n’allons pas revenir de manière détaillée sur chaque disposition, mais uniquement sur les dispositions qui nous semblent les plus dignes d’intérêt.
Nous reviendrons d’abord sur le champ de compétence matérielle de ce nouveau parquet et son articulation avec la compétence nationale (I), avant de nous intéresser au cadre procédural nouveau créé par cette loi pour permettre les investigations du parquet européen (II).
La compétence matérielle du parquet européen
La loi du 24 décembre 2020 énonce que le parquet européen est compétent sur l’ensemble du territoire national pour la recherche, la poursuite et le renvoi en jugement des auteurs et complices des infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne².
La notion d’infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne semble assez large, mais la directive (UE) 2017/1371, dite “directive PIF” a apporté quelques précisions. Ces infractions correspondent aux comportements frauduleux portant atteinte aux dépenses, aux recettes et aux avoirs, au préjudice du budget général de l’Union européenne³. Concrètement, il s’agit de fraudes supérieures à 10 000 euros, des fraudes à la TVA supérieures à 10 millions d’euros, du blanchiment de capitaux, de la corruption passive et active et de détournements. Il est également compétent pour les infractions qui y sont indissociablement liées et les infractions de participation à une organisation criminelle si les activités de cette organisation consistent essentiellement à commettre des fraudes aux intérêts financiers de l’Union⁴.
On peut s’interroger sur l’existence de tels seuils pour définir la compétence matérielle du Parquet européen puisqu’un principe d’opportunité des poursuites semble avoir été adopté au sein de cette institution⁵, quel peut-être l’intérêt à fixer un seuil minimal ? Cela pourrait s’expliquer par la volonté d’éviter qu’un nombre trop important d’affaires ne soient transmises au Parquet européen et viennent encombrer son travail.
Cette compétence pourrait ainsi permettre d’amoindrir les pertes financières très importantes de l’Union européenne. A titre d’exemple, la fraude représente annuellement une perte d’environ 140 milliards d’euros de recettes de TVA pour les États membres⁶.
Enfin, sur ce sujet, il faut noter que la compétence matérielle actuelle du parquet européen, telle que déterminée par le règlement, n’est pas figée. L’article 86 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, permet d’étendre son champ de compétence à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontalière, mais cela nécessiterait une unanimité des membre du Conseil, ce qui n’est pas tout à fait à l’ordre du jour, puisqu’il a déjà été nécessaire de passer par la coopération renforcée pour instituer le Parquet européen. La question de cette extension aux infractions terroristes transfrontières a cependant déjà été évoquée récemment devant le Parlement européen⁷, face à la menace terroriste à laquelle l’Europe continue d’être exposée.
S’agissant de l’articulation des compétences entre le Parquet européen et les autorités judiciaires françaises, cette nouvelle loi vient préciser les dispositions du règlement concernant les conflits pouvant émerger entre ces deux autorités sur leur compétence.
Elle prévoit en effet que pour les cas de conflits prévus par l’article 25§6 du règlement, il reviendra au procureur général de décider de la compétence entre le procureur européen délégué et le procureur national, et à la Cour de cassation de décider de celle-ci entre le procureur européen délégué et un juge d’instruction⁸.
2. Un cadre procédural nouveau
La loi du 24 décembre 2020 se penche longuement sur la procédure entourant l’action du parquet européen en abordant la question de sa saisine et celles des cadres procéduraux dans lesquels il interviendra, l’enquête ou l’instruction.
Elle prévoit que les procureurs européens délégués exercent les attributions du procureur de la République⁹.
Toutefois, la grande nouveauté de cette loi est qu’elle permet au procureur européen délégué d’exercer des prérogatives jusque-là uniquement réservées au juge d’instruction. Cette possibilité étant uniquement subordonnée à la nécessité “soit de mettre en examen une personne ou de la placer sous le statut de témoin assisté, soit de recourir à des actes d'investigation qui ne peuvent être ordonnés qu'au cours d'une instruction, en raison de leur durée ou de leur nature”¹⁰.
Ce choix fait de se débarrasser du juge d’instruction pour les investigations relevant de la compétence du parquet européen pose question¹¹, notamment parce qu’une telle décision n’est nullement dictée par le règlement qui, effectivement, ne requiert que la possibilité pour les procureurs européens délégués d’ordonner ou de demander les mesures d’enquêtes les plus coercitives¹².
Dès lors, on comprend mal cet empressement à se débarrasser d’un juge qui présente toutes les garanties d’indépendance et d’impartialité pour ordonner ces mesures, contrairement au parquet¹³.
Cependant il faut noter dès à présent que le Règlement prévoit des garanties d’indépendance et d’impartialité bien plus grandes pour le procureur européen délégué. En effet, les articles 5§4 et 6 du Règlement prévoient respectivement impartialité et indépendance des membres du parquet qui “ne sollicitent ni n’acceptent d’instructions d’aucune personne extérieure au Parquet européen, d’aucun État membre de l’Union européenne, ou d’aucune institution, d’aucun organe ou organisme de l’Union”¹⁴.
Toutefois, cette indépendance est relative en ce que les procureurs européens délégués sont soumis à la hiérarchie interne du parquet européen, notamment en vue de “garantir une politique commune en matière d’enquêtes et de poursuites”¹⁵. Il existe en effet un contrôle important des chambres permanentes sur les enquêtes des procureurs européens délégués, puisque ce sont elles qui seront chargées de prendre les décisions notamment en matière de renvoi devant une juridiction, de classement sans suite ou de recours à une procédure simplifiée¹⁶.

La nomination des procureurs européens délégués confirme cette indépendance limitée puisqu’elle est faite par le collège sur la base de procureurs désignés par les Etats-membres¹⁷. De plus, le règlement prévoit que les procureurs européens délégués pourront en parallèle de ces fonctions continuer d’exercer celles de procureurs nationaux¹⁸, ce qui interroge une fois de plus leur indépendance. Nous serons sans doute fixés sur ce cumul de fonctions en France avec la nomination prochaine des 5 procureurs européens délégués.
Le Procureur européen délégué n’étant pas un juge, garant des droits et libertés en vertu de l’article 60 de la Constitution, quelles garanties existe-t-il pour les droits fondamentaux?
Le seul garde fou posé par la loi est le juge des libertés et de la détention qui prendra seul la décision d’exercer certaines mesures requises par le Procureur délégué¹⁹.
En effet, les actes les plus coercitifs, les plus attentatoires aux libertés individuelles, tels que le placement en détention provisoire, l’émission d’un mandat d’arrêt, les perquisitions et saisies en l'absence de flagrance ou d'assentiment exprès de la personne chez laquelle elles ont lieu, les écoutes téléphoniques, la géolocalisation ainsi que les techniques spéciales d’enquêtes ne peuvent être pris d’autorité par le procureur européen délégué.
Une exception notable, cependant, celle du placement sous contrôle judiciaire, qui sera décidé seulement par le procureur européen délégué. On peut s’interroger sur cette spécificité, puisque cette mesure est éminemment attentatoire aux libertés individuelles et que la loi prévoit de toute manière un recours spécifique et immédiat contre cette décision devant le JLD qui doit statuer dans les 72h. Pourquoi ne pas avoir simplement conservé le contrôle ab initio du JLD si son contrôle intervient si rapidement²⁰ ?
Nous arrivons donc à un régime procédural proche de ce qui existe en Allemagne ou en Italie, avec un juge de l’enquête chargé d’examiner les demandes du parquet et d’ordonner les actes les plus attentatoires aux libertés. Cela ne serait-il pas la porte ouverte à une disparition du juge d’instruction en France ? Celle-ci reste cependant encore soumise à la modification du statut du parquet afin qu’il présente des garanties d’indépendance supplémentaires.
En plus du contrôle du JLD, on notera aussi que le contrôle juridictionnel des actes et décisions du procureur européen délégué s’effectuera conformément au Droit français.
Finalement, ces adaptations législatives interrogent. Puisque rien dans le règlement n’oblige à écarter le juge d’instruction, pourquoi l’avoir ainsi fait? D’autant que le considérant 15 du Règlement disposait : “Le présent règlement s’applique sans préjudice des systèmes nationaux des États membres concernant la manière dont les enquêtes pénales sont organisées.”.
Jeanne Aldebert
Alexandre Bonte
Lucile Humbert M2 DPIA, Promotion 2020-2021
¹ Voir le schéma explicatif de l'organisation du parquet européen
² 696-108 CPP
³ Considérant 4, Directive “PIF”
⁴ Article 22§2 et §3 du règlement 2017/1939
⁵ Les articles 34 à 40 du règlement semblent laisser la décision sur l’action publique aux chambres permanentes
⁶ Commission européenne, Study and Reports on the VAT Gap in the EU-28 Member States, septembre 2020.
⁷ Questions parlementaires, 12 novembre 2020, Objet : Étendre le mandat du Parquet européen aux infractions terroristes transfrontières
⁸ Articles 696-135 et 696-136 CPP
⁹ Article 696-109 du CPP
¹⁰ Article 696-114 du CPP
¹² Article 30§1 du règlement
¹³ CEDH, Moulin c/ France et Medvedyev c/ France
¹⁴ Article 5§4 et article 6 du règlement
¹⁵ Considérant 36 du règlement
¹⁶ Articles 34 à 40 du règlement
¹⁷ Article 17 du règlement
¹⁸ Article 13 §3 du règlement
¹⁹ Article 696-120 à 696-128 CPP
²⁰ Article 696-119 CPP